De SupBiotech à la Station spatiale internationale, l’incroyable expérience Cerebral Ageing
Des fusées qui s’élancent vers le ciel depuis Cap Canaveral en Floride, le Centre spatial Kennedy de la NASA en voit passer régulièrement. Mais le 10 novembre dernier, l’une d’entre elles embarquait pour la première fois un peu de SupBiotech, direction la Station spatiale internationale (ISS). En effet, c’est à bord d’une capsule Dragon, propulsée par le lanceur SpaceX Falcon 9 CRS-29 que s’est envolée ce jour-là l’expérience Cerebral Ageing menée conjointement par le Centre national d’études spatiales (CNES), l’Institut Pasteur et le laboratoire de recherche CellTechs de SupBiotech.
Mettre en place les conditions pour étudier dans l’espace des structures cellulaires complexes d’origine humaine in vitro sur une longue durée et ensuite analyser les effets de la permanence dans l’espace sur leur physiologie : telle est l’ambition de Cerebral Ageing, cette expérience élaborée depuis plusieurs années par les scientifiques de l’Institut Pasteur et de SupBiotech en lien avec les experts du CNES.
Axée plus spécifiquement sur le processus de vieillissement des cellules du cerveau à l’échelle moléculaire et cellulaire, cette expérience nécessite de recourir aux organoïdes cérébraux. Au cœur des recherches menées par le laboratoire CellTechs de l’école d’ingénieurs en biotechnologies, en partenariat avec le CEA, en particulier autour des maladies neurodégénératives comme celle d’Alzheimer, ces derniers sont composés de cellules constituant le cerveau humain et peuvent être étudiés à volonté. En effet, les organoïdes cérébraux sont dérivés de cellules humaines préalablement reconverties en un type de cellule souche particulier. Cultivés in vitro, ces modèles biologiques tridimensionnels miment de manière remarquable la structure et la composition des tissus et organes humains en développement.
À gauche, observation au microscope d’un organoïde cérébral de 2 mois. À droite, observation au microscope d’une section d’un organoïde cérébral de 2 mois. Crédits images : Institut Pasteur/SupBiotech
Cerebral Ageing : une mission pour tirer de précieux enseignements sur la culture cellulaire dans l’espace
À travers cette mission sur l’ISS, Cerebral Ageing cherche à démontrer que ces structures cellulaires, fabriquées sur Terre, peuvent être envoyées et cultivées dans l’espace pendant une longue durée. À l’issue de l’expérience, des organoïdes vivants et d’autres qui sont préservés en début, milieu et fin de vol, reviendront sur Terre pour y être ainsi analysés et comparés à des cultures témoins restées sur Terre. Cerebral Ageing pourra ensuite évoluer vers un protocole plus complexe visant à étudier le développement de différents types d’organoïdes cérébraux, sains et malades, sur des durées plus longues.
Ces futurs résultats pourraient, d’une part, aider à mieux comprendre certaines maladies génétiques qui provoquent un vieillissement prématuré chez les enfants qui en sont atteints, avec peut-être des indices pour le vieillissement normal. D’autre part, la santé et la condition physique des astronautes représentent un enjeu majeur dans la perspective de vols habités lointains et de longue durée. Connaître les effets de la micropesanteur et d’une exposition prolongée aux radiations cosmiques, non reproductibles sur Terre, sur les cellules du cerveau et trouver des indicateurs de leur progression est un prérequis indispensable pour le futur de l’exploration et la protection des astronautes. Ce sont des enjeux passionnants qui rythment ainsi cette expérience à laquelle ont notamment pris part Frank Yates, directeur de la recherche, enseignant-chercheur et responsable du laboratoire CellTechs (SupBiotech/CEA), Pierre-Antoine Vigneron, enseignant-chercheur au laboratoire CellTechs et Lucie Madrange, assistante ingénieure au laboratoire CellTechs. Revenus des États-Unis pour accompagner le lancement de cette expérience inédite, le trio se prête au jeu de l’interview.
Lucie Madrange, Pierre-Antoine Vigneron et Frank Yates durant leur mission à Cap Canaveral
Quel a été votre sentiment au moment de voir la fusée décoller ?
Lucie Madrange : Je pense qu’on était tous très émus et heureux d’en être arrivés là. De mon côté, j’ai ressenti beaucoup de fierté et de joie. Nous étions d’ailleurs avec tous les autres scientifiques ayant une expérience embarquée dans ce lanceur au moment du décollage : tout le monde applaudissait et se félicitait, c’était très émouvant. Après des années et des années de préparation, j’ai eu le sentiment d’un travail accompli, que l’on touchait enfin au but ! En réalité, la mission étant de 30 jours, le travail ne faisait que commencer ! Mais j’étais très heureuse de pouvoir enfin la débuter et j’avais hâte de voir comment nos organoïdes allaient se comporter dans l’espace !
La recherche, c’est du temps long. Depuis combien de temps a justement débuté le projet ?
Frank Yates : C’est en 2019 que l’aventure a commencé, dans le cadre d’un projet de recherche sur l’étude des mécanismes du vieillissement du cerveau humain entre notre équipe CellTechs et l’équipe Mécanismes Moléculaires du Vieillissement Pathologique et Physiologique de l’Institut Pasteur. Nous avions alors répondu à une sollicitation du CNES et de l’Agence spatiale européenne (ESA) pour développer un modèle afin de mieux comprendre et prévoir ce qui se passe cellulairement dans le cerveau d’un astronaute à bord de l’ISS. Dès lors, avec les enseignants-chercheurs de CellTechs, Lucie, les chercheurs de l’institut Pasteur et Tara, une ancienne étudiante de SupBiotech recrutée en thèse, ainsi que les chargés de projet du CNES, nous nous sommes immédiatement mis au travail, avec des rencontres régulières pour faire le bilan des résultats. En recherche, on est habitués à travailler sur des projets qui mettent plusieurs années, mais dans ce cas nous étions aussi contraints par le calendrier des départs et des retours de navettes ravitaillant l’ISS. Il ne fallait pas rater le train… ou plutôt la fusée ! Pendant près de 3 ans, nous avons effectué une série de tests rigoureux pour préparer au mieux ce projet. Beaucoup de difficultés ont dû être surmontées. Nous avons aussi travaillé en étroite collaboration avec BioServe, un laboratoire d’astrobiologie de l’université de Boulder, Colorado, pour fabriquer des « puces » dans lesquelles nous pouvions cultiver les organoïdes en apesanteur. C’est dans ce genre de projet que l’on se rend compte de l’importance de faire travailler ensemble chercheurs et ingénieurs, pour assurer une innovation optimale et c’est une vraie chance pour l’équipe CellTechs de pouvoir travailler main dans la main avec le CEA pour envisager aujourd’hui les aplications industrielles des biotechnologies de demain.
Vous avez eu la chance d’accompagner les organoïdes jusqu’à Cap Canaveral. Quelles étaient vos appréhensions durant ce trajet ?
Lucie Madrange : Nous avons longtemps appréhendé ce trajet car nous savions qu’il allait être long et que chaque étape du voyage allait être importante mais aussi source de potentiels problèmes. Il a d’abord fallu se demander comment emmener nos organoïdes sur place, depuis Paris. Pour cela, nous avons utilisé un incubateur « portatif » appelé « CellBox » permettant de garder les organoïdes à 37°C et 5 % de CO2, soit leurs conditions de culture habituelles. Or, comme on ne transporte pas du matériel biologique comme on veut dans un avion, Il a fallu également remplir de multiples dossiers pour les douanes françaises et américaines. C’est grâce à nos collaborateurs Didier Chaput et Alain Maillet du CNES que l’on a pu traverser toutes ces épreuves sans embuche. Ils ont pris soin de nos organoïdes durant tout le voyage et on les remercie beaucoup pour ça ! Une fois arrivés sur place, c’est sans problème que nous avons pu nous occuper de nos organoïdes dans les laboratoires du Centre spatial Kennedy.
Comment avez-vous vécu ce séjour passé dans les installations de la NASA ?
Pierre-Antoine Vigneron : C’était absolument génial ! La NASA a mis à notre disposition tout ce dont nous avions besoin : le support logistique et technique qui nous était fourni était de très haute qualité. Nous étions vraiment très bien installés, reçus et accueillis. J’aimerais d’ailleurs remercier l’organisation BioServe car ses membres ont veillé au bon déroulement des opérations sur place et ont été d’un soutien inestimable. Ils continuent, d’ailleurs, à superviser les opérations, désormais en vol, et établissent le lien entre les astronautes et nous pendant la période de l’expérience.
Est-ce que la conquête spatiale vous faisait déjà rêver avant de vous lancer dans l’expérience Cerebral Ageing ?
Pierre-Antoine Vigneron : Personnellement, pas du tout. J’en étais très loin même ! Et puis j’ai découvert ce domaine en étant au Centre spatial Kennedy. C’était un réel avantage d’être accompagné de Didier Chaput et Alain Maillet du CNES. Déjà, ils étaient essentiels au bon déroulement du projet, mais ce sont surtout des passionnés du domaine spatial. Ils nous ont transmis leurs connaissances et, personnellement, j’ai bu leurs paroles et développé depuis un fort intérêt pour ce domaine !
Lucie Madrange : Comme Pierre-Antoine, je ne m’étais jamais vraiment intéressée à tout ce qui se passait dans ce domaine-là. Mais dès le début du projet, je me suis renseignée et j’ai découvert à quel point les sciences biologiques prenaient de l’importance dans le domaine spatial… Et cela m’a beaucoup plu ! D’ailleurs, j’ai également beaucoup appris sur l’histoire de cette conquête spatiale par la NASA lors de notre séjour au Centre spatial Kennedy. C’était fascinant !
Frank Yates : Pour ma part, je n’avais jamais eu l’occasion de m’intéresser à ces problématiques de manière aussi proche. Récemment, dans le cadre de travaux collaboratifs entre SupBiotech et l’IPSA, une autre école d’ingénieurs du Groupe IONIS davantage orientée sur l’aéronautique et le spatial, j’ai eu l’occasion de rencontrer des chercheurs et des étudiants passionnés par ce sujet. J’ai ainsi pu appréhender l’existence d’un nouveau secteur industriel et commercial basé sur l’espace, le fameux New Space, un domaine extrêmement innovant, qui recrute beaucoup pour répondre aux besoins créés par ces nouvelles opportunités de voyage vers l’espace. Depuis, je crois véritablement que les ingénieurs en biotechnologies ont beaucoup à apporter dans ce domaine – ce n’est pas pour rien si des entreprises spécialisées se créent pour proposer des solutions afin de faciliter par exemple les applications biomédicales et agroalimentaires dans l’espace ou sur des bases lunaires ou martiennes. SupBiotech n’est d’ailleurs pas en reste puisque l’école a récemment rejoint le projet Spaceship du CNES et de l’ESA qui vise à réunir les compétences nécessaires à la création d’habitats de longue durée pour l’exploration humaine du système solaire. Plusieurs étudiants travaillent ainsi cette année sur des procédés adaptables à la bioproduction en milieu confiné dans le cadre de leur projet « Fil Rouge » de 5e année !
Qui est en charge de suivre l’expérience sur l’ISS ?
Pierre-Antoine Vigneron : Il s’agit de Shankini Doraisingam, ingénieure et directrice adjointe chez BioServe. Nous sommes en contact permanent avec elle et cette dernière nous transmet tous les résultats dès qu’ils sont obtenus sur l’ISS. Elle nous invite également à assister aux opérations sur l’ISS, via une visioconférence avec les astronautes lorsqu’ils s’occupent de nos cultures. Cette liaison BioServe – ISS est primordiale pour le bon déroulement de l’expérience, puisque Shankini transmet en direct toutes les étapes à réaliser. À noter que Shankini est une des récipiendaires du Snoopy d’argent, un prestigieux prix qui récompense « le professionnalisme, le dévouement et le soutien exceptionnel qui ont permis de grandement améliorer la sécurité des vols spatiaux et le succès des missions spatiales ». Un honneur, donc, de travailler avec elle !
Quand allez-vous « récupérer » vos organoïdes ?
Lucie Madrange : La mission durant 35 jours au total, nous devrions récupérer tous les organoïdes en décembre. Le cargo qui les ramène doit amerrir près de la Floride le 15 décembre. Nous retournerons ainsi pour quelques jours au Centre spatial Kennedy afin de récupérer tous les échantillons, pour les mettre dans des containers appropriés et à des températures spécifiques. Chaque température sera monitorée durant tout le voyage retour !
Où peut-on suivre les prochaines étapes du projet ?
Frank Yates : C’est un projet scientifique au long cours : évidemment, le décollage de la fusée SpaceX qui transportait nos organoïdes vers l’ISS le 10 novembre est une étape importante mais scientifiquement tout reste maintenant dans les mains des scientifiques. Il faut déjà que les opérations se passent bien à bord, et grâce au laboratoire BioServe, nous pouvons suivre les manipulations des astronautes en direct, deux fois par semaine. On a pris l’habitude de faire des Zoom, mais c’est la première fois qu’on le fait avec l’ISS ! il faut que nous retournions chercher les échantillons de retour de la station dans un mois, puis étudier de manière minutieuse et rigoureuse les organoïdes cultivés en conditions spatiales – on les appelle pour sourire nos « astronoïdes » – avec les organoïdes contrôles cultivés sur Terre. Cela va prendre plusieurs mois et se conclura, comme tout projet scientifique, par une publication scientifique afin de partager ces résultats avec tous les autres chercheurs. Avant cela, vous pouvez néanmoins avoir un aperçu des étapes importantes sur le site de la recherche de SupBiotech, où nous mettons au fur et à mesure à jour les informations et photos de ce long projet !